En Suisse, différentes dispositions légales sont prévues pour gérer les décisions médicales en cas de perte de capacité de discernement ou d’incapacité à s’exprimer (représentant-e thérapeutique, directives anticipées, mandat pour cause d’inaptitude). Ces outils, sur lesquels la Suisse a légiféré en 2013, redéfinissant ainsi le droit national de protection de l’adulte, ont pour but de promouvoir et de garantir l’autodétermination des patients et la solidarité familiale. Cet article revient sur les conditions d’émergence de tels outils, sur leurs fondements moraux et sur les applications concrètes qu’en font les proches de patient-e-s. Sur la base d’une recherche par entretiens, les auteurs réfléchissent sur la façon dont la place et le rôle des proches se concrétisent dans les situations de fin de vie. Si la délégation aux proches de certaines décisions participe d’une « démocratisation » de la prise de décisions, elle génère également des incertitudes susceptibles d’en remettre en question l’efficacité. Plus largement, les auteurs questionnent la place des proches dans l’institution médicale.
L’être humain, pense-t-on communément, est le seul être vivant à avoir conscience de sa finitude. D’un point de vue anthropologique, il serait plus juste de s’en tenir au fait que les humains sont les seuls êtres vivants à pouvoir envisager la mort et l’anticiper même lorsque cette dernière ne les menace pas. Cette conscience induit un chassé-croisé entre résignation face à l’inéluctable et une aspiration à une vie éternelle après la mort. La mort semble ainsi marquée du sceau d’un paradoxe que les êtres humains ne peuvent résoudre autrement que par le recours à l’imaginaire. L’anthropologie, avec le concours de l’histoire, s’est longtemps attachée à décrire la variété des mythes et de rites autour de la mort. Elle a ainsi démontré le peu d’accord existant d’une époque à une autre, ainsi qu’entre sociétés, ou entre religions. Les territoires de « la vie après la mort » sont situés dans des mondes souterrains, dans les cieux ou encore sur terre selon la façon dont les défunts décédés et les survivants les ont accompagnés. L’inhumation, l’incinération et la conservation des ossements sont tantôt prescrites, tantôt proscrites. Les conceptions de la bonne « mort » oscillent, quant à elles, entre différentes figures. Parmi d’autres : la figure antique du soldat, tel Achille, mort au combat (voir Vernant 1989), celle du mourant contemporain acceptant son sort dans la dignité (Castra 2003), ou celle d’un individu, qui après le jugement divin, peut jouir d’une vie éternelle et sereine (Le Goff 1981). A ces idéaux correspondent également des figures négatives dont dépend le statut du défunt condamné à l’errance, ou à la damnation de sa descendance. Les anthropologues ne se sont toutefois pas contentés de compiler les différentes pratiques autour du mourir. Très tôt – le texte fondateur de Robert Hertz (1905) en constitue le modèle – ils se sont donnés pour tâche de saisir les composantes élémentaires des ritualités funéraires : traitement du cadavre ; transfiguration du corps puis de l’esprit dirigé dans un « ailleurs » après une suite d’épreuves ; temporalité du deuil étalée sur des cycles mensuels voire annuels. Des désaccords subsistent sur le statut de cette ritualité – quant à savoir notamment si elle constitue le point d’origine des religions. Ces réflexions ont cependant en commun de désigner les rites funéraires comme objet principal de l’anthropologie de la mort. Dans le prolongement, les travaux centrés sur la société contemporaine soulignent la dilution de la ritualité, recourant à une terminologie plutôt radicale : l’absence de ritualité commune en Occident serait la marque d’un déni ou, à tout le moins, d’une mise à distance croissante de la mort (pour Thomas 1975 ou pour Ariès 1975 dans une veine plus historique) et aboutirait à un rapport à la mort aseptisé. Ces propositions ont été nuancées par des auteurs comme Déchaux (2000), en France, ou Kellehear (1984), Walter (1994) et Seale (1998) et) au Royaume-Uni. Ces auteurs démontrent comment, avec la sécularisation progressive de la société, le rapport contemporain à la mort est placé sous le sceau de l’intime : les individus sont libres de se façonner en privé la « fiction » de leur choix avec l’inconvénient majeur qu’ils ne trouvent que peu l’occasion de la partager et de la faire reconnaître socialement. Ces approches ont le mérite de rompre avec une association par trop mécanique entre mort et tabou : l’absence d’un code commun en matière de mort ne signifie pas que ces codes n’existent pas à une échelle individuelle et intime où chacun mélange à sa guise les références et les traditions religieuses (c’est ainsi que dans les sociétés occidentales des agences rituelles voient le jour, offrant contre rétribution des « rites sur mesure »). Au-delà de leur nuance respective, ces travaux reposent sur une définition particulière de l’objet « mort ». Cette définition induit que toutes les activités qui se déploient à son entour, ne semblent compréhensibles qu’au prisme d’un schéma "réactif", impliquant une neutralisation : la mort crée un trouble et la vocation de toute symbolique serait d’y répondre et d’en diminuer la portée. Dans sa thèse de doctorat qu’il a mené au Ghana, Jack Goody (1962) a étudié la posture ambivalente dans laquelle se retrouvent les héritiers immédiatement après le décès de leurs aïeux : à la fois endeuillés mais objectivement récompensés par le gain de richesses matérielles et symboliques. Adaptant à l’anthropologie des préceptes issus de la psychanalyse, Goody illustre de façon plus générale comment le rapport des humains avec la mort est partagé entre chagrin et intérêt. Cet intérêt n’est pas nécessairement soumis à la logique réactive du deuil mais s’inscrit dans un registre particulier qui oppose – parfois – ceux qui partent et ceux qui restent. Par extension, on peut tirer de la réflexion de Goody la conclusion suivante. Au gré des situations, le rapport à la mort peut revêtir des formes singulières : l’indifférence, lorsque l’on apprend qu’un quidam que l’on ne connaît pas est décédé ; l’affliction la plus durable lors de la perte d’un être cher ; ou encore l’intérêt attisé par le gain que l’on peut en tirer (le mobile d’un crime, en définitive). La finitude humaine est donc envisagée différemment selon le type de liens qui unit le défunt à ceux qui lui survivent. Il existe dans un même espace social une pluralité de rapports possibles à la mort, dont la neutralisation est une occurrence parmi d’autres. Pour des raisons morales, ces rapports se jouent souvent dans une certaine oblicité – à travers les non-dits, les silences ou les euphémismes – bien illustrée dès 1968 par Glaser et Strauss. L’anthropologie contemporaine s’intéresse désormais aux possibilités et orientations de la médecine moderne qui appréhende la mort comme la maladie dont il faut guérir : atténuation de la souffrance morale et physique lors d’une maladie incurable ; assistance au suicide ; éradication du vieillissement et perfectibilité du corps humain dans le passage à une société « post-mortelle » (Lafontaine 2008). La mort n’est plus appréhendée au prisme de sa seule dimension funéraire, mais à travers les tentatives bien réelles dans lesquelles se lancent les humains pour contrer son inéluctabilité. A ces travaux s’ajoutent des analyses (Esquerre 2011) sur la façon dont les restes humains se retrouvent au centre des préoccupations collectives : régulation étatique face à l’intensification de la crémation ; restitution de restes humains autochtones à leur patrie d’origine ; régime d’humanité variable selon qu’il s’agit d’abattre un animal de compagnie ou un animal « comestible » (Remy 2009) ; scandales autour de charniers – que l’on croyait révolus en Europe – et des crimes contre l’humanité dont ils sont la preuve (Claverie 2011). Autant de phénomènes dont l’analyse démontre que, loin d’être refoulée, la problématique de la mort se déploie dans des processus sociaux contemporains et pluriels.
Résumé L’intervention des bénévoles en milieu palliatif est perçue comme une réalité familière. Leur présence auprès des patients exprimerait ainsi une forme de solidarité. Quelle est toutefois la teneur de cette solidarité ? Sur quelles bases relationnelles repose-t-elle ? C’est à ces deux questions que tente de répondre cet article.
Je mène actuellement en Suisse une recherche auprès des personnes qui s'engagent bénévolement à accompagner des mou rants 1. L'objectif général de ce travail est de cerner, sur la base d'une enquête ethnographique, la façon dont se joue le rapport contemporain à la mort (mais également à la maladie grave et, bien souvent, incurable) lorsque celui-ci s'établit sur une base volontaire et en dehors de tout conditionnement professionnel. Plus précisément mon questionnement est le suivant : comment la « mort » peut-elle constituer le motif ou l'un des motifs au centre d'un engagement volontaire ? Qu'en font les bénévoles ? Comment gèrent-ils la constante présence de la mort, de la maladie incurable et de personnes le plus souvent gravement atteintes dans leur corps et dans leur âme ? D'emblée, pour éviter une confusion récurrente, il importe de préciser qu'il s'agit d'analyser dans ce travail un type d'accompagnement associé aux soins palliatifs ; sa vocation est d'apporter une aide ponctuelle ou régulière, voire un soutien moral à la personne malade, à ses proches ou au personnel soignant. Cette forme d'accompagnement, malgré une terminologie identique, s'inscrit en faux face à la pratique, légalement tolérée en Suisse, du suicide assisté. L'« accompagnement palliatif » consiste à faire de la fin de vie un moment « privilégié » durant lequel le patient et ses proches se préparent à l'inéluctable en laissant la nature-la maladie-suivre son cours. 2 Pour répondre à ces interrogations mais également dans le but de les affiner, j'ai débuté, il y a de cela une année et demie, une enquête ethnographique dans les milieux bénévoles du canton de Vaud. Suivant une approche conventionnelle, mon but a d'abord été Empathie du chercheur empathie des acteurs
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