Cette thèse porte sur la pratique du journal de bord d’enseignant·es en poste qui délibérément ont adopté ce genre d’écriture, nous intéressant à ce qui contribue actuellement ou a contribué à motiver leur engagement dans cette pratique, au sens qu’ils·elles lui reconnaissent ou lui ont reconnu et aux effets qu’ils·elles perçoivent ou ont perçus à cette forme d’écriture, donc en inscrivant nos questionnements sur cette pratique dans le temps de la vie et dans celui d’une activité récente. Dans les métiers de la relation à autrui, le journal de bord est reconnu par la recherche comme un soutien à la professionnalisation et à la réflexivité (Crinon et Guigue, 2006 ; De Cock, 2007). De nombreux dispositifs de formation prescrivent le journal, souvent sans considérer l’expérience que peuvent en avoir ces (futur·es) professionnel·les (Simons et al., 2022) et reconnaissent peu ses apports à leur construction identitaire. L’enseignant·e en activité qui, délibérément, choisit cette pratique est resté·e dans l’angle mort de la recherche. L’ancienneté de l’étude de Yinger et Clark (1981) invite à un regard contemporain sur cette pratique inscrite dans une société postmoderne, liquide ou dématérialisée (Bauman, 2006), de maximisation de soi (Dubar, 2000 ; Eneau, 2016) et d’épanouissement. Pour notre recherche, nous avons sollicité six enseignant·es volontaires tenant spontanément un journal de leur activité professionnelle. Narrant leur pratique diaire, ils·elles produisent dans un entretien biographique (Delory-Momberger, 2014 ; Dominicé, 2007a) le parcours expérientiel de cette pratique, revisitant l’histoire et la transformation de leur engagement, mais aussi les différentes « formes » possibles de journaux explorées et les effets perçus. Après ce 1er entretien, ces diaristes ont été invités à sélectionner un moment spécifié de leur écriture diaire sur lequel un entretien d’explicitation (Vermersch, 1994) et de décryptage de sens (Faingold, 2004) porterait quelque temps plus tard. Le 2e entretien a exploré tant l’engagement dans ce moment individuel d’écriture choisi par les enseignant·es et pour lequel ils·elles se sont muni·es d’une trace physique de leur activité que les effets qu’ils·elles en perçoivent. Ces deux formes d’entretien ont favorisé la mise en sens que ces praticien·nes du journal attribuent à cette (ces) pratique(s), aux retombées qu’ils·elles lui reconnaissent quant à leur subjectivation (Bourgeois, 2018a), à savoir leur construction comme sujet et comme agent.Le modèle d’analyse de cette pratique — influencé par les apports de Carré sur l’apprenance (2005) et de Billett sur l’apprentissage par le travail (2001) — permet d’approcher ce qui relève du contexte, de la personne ou de l’activité d’écriture (facteurs contextuel, personnel et énactif) quant à l’engagement dans cette activité (Bourgeois, 2013a) et à ses effets perçus. Nos résultats à la suite d’une analyse de contenu par timelines (Glegg, 2019) et d’une analyse structurale des données (Piret et al., 1996) soulignent que cette pratique diaire est le fruit d’un apprentissage tout au long et au large de la vie, faisant la part belle à l’environnement familial et aux proches, à celui de l’expérientiel informel et dans une moindre mesure à ceux de la formation initiale, de la profession. Ressort encore le « style personnel » (Clot, 2008) que chacun·e apporte à cette activité diaire, la modelant à son image. Cette activité d’écriture correspond à un moment de ressourcement et repli (de Villers, 2019b), de subjectivation (Bourgeois, 2018a) et d’ouverture à l’autre, notamment par le développement d’un pouvoir d’agir (Clot, 2008). Au moment où l’activité diaire se déploie, l’engagement se joue et se rejoue et les retombées ou effets n’attendent pas le dépôt du stylo ni le retrait du clavier pour se manifester. Au-delà du soutien à leur subjectivation et à leur agentivité, un état de flow (Heutte, 2019b), d’autoaccompagnement et de bien-être est notamment rapporté par ces diaristes. Les analyses mettent en lumière un cercle vertueux de l’écriture diaire, de l’engagement vers des bienfaits multiples, au-delà de ceux auxquels on pourrait spontanément s’attendre à la suite des travaux sur les journaux de bord en formation initiale. La discussion des résultats amène à repenser les offres existantes : - du côté de la formation, où les dispositifs tiennent malheureusement peu ou pas compte des apprentissages en situation informelle, de la « formation buissonnière » (Maulini et al., 2021) et des pratiques présentes chez les apprenant·es, un angle mort qui mériterait d’être considéré ; - du côté du monde professionnel, où ces pratiques diaires semblent souvent ignorées et gagneraient à être reconnues et valorisées (Fernagu Oudet, 2012b).