Le Sri Lanka, sous contrôle hollandais au xviii e siècle, nous offre la possibilité d’étudier l’influence du contrôle administratif sur le quotidien de la vie familiale en contexte colonial. Cet article concentre son attention sur les modalités d’enregistrement par les documents administratifs néerlandais des pratiques matrimoniales cinghalaises. Nous savons, grâce à différentes sources, que ces dernières étaient jugées tout à fait indécentes par les calvinistes hollandais, car elles impliquaient souvent de la cohabitation prénuptiale, un divorce facile et même de la polyandrie. Pour saisir les différences entre les attitudes néerlandaises, d’un côté, et cinghalaises, de l’autre, vis-à-vis de la définition de l’union matrimoniale – mais aussi de la contestation de son contenu – cet article analyse en premier lieu pour environ 200 villages des documents administratifs appelés thombos, qui se présentent comme une combinaison complexe de recensement, de cadastre et de reconstruction généalogique. Ces documents offrent un éclairage unique sur les Cinghalais et leur vie familiale. Nous nous sommes demandé quelles catégories furent utilisées par les recenseurs locaux pour déterminer les différentes formes d’état civil, et dans quelle mesure les Cinghalais pouvaient influencer ou résister à leur catégorisation, compte tenu de la situation politique de leur famille, de leur caste et de la hiérarchie féodale. Dans un second temps, deux conflits d’héritage au sein de familles cinghalaises, portés devant les tribunaux de droit colonial néerlandais, ont été examinés afin de déterminer si et de quelle manière les définitions juridiques néerlandaises du mariage jouaient un rôle dans la vie quotidienne coloniale. Bien que la morale calviniste ait explicitement contesté certaines interprétations du mariage cinghalais, le bon sens pratique devait triompher de la morale religieuse si les administrateurs coloniaux voulaient gérer la colonie aussi efficacement que possible. Le profit l’emportait sur les principes, car les Néerlandais dépendaient largement de l’organisation traditionnelle de la main-d’œuvre, qui était rattachée à la terre. En pratique, par conséquent, ils semblent avoir accepté de nombreux arrangements familiaux traditionnels cinghalais. Les affaires judiciaires indiquent cependant que certains Cinghalais étaient habilement disposés à adopter l’interprétation néerlandaise de l’union matrimoniale, et utilisaient l’administration néerlandaise pour améliorer leur situation individuelle, y compris au détriment de leur propre famille ou parenté. Les traditions conjugales du Sri Lanka au xviii e siècle furent ainsi contestées à la fois par les Hollandais et les Cinghalais.