Le passage du Paléolithique moyen au Paléolithique récent n’est désormais plus perçu comme une rupture franche mais comme la succession d’une mosaïque d’innovations (art, ornements, industries osseuses) apparues au cours du Paléolithique moyen. Il n’en demeure pas moins qu’une distinction forte demeure entre ces deux périodes : les groupes humains du Paléolithique moyen exploitent majoritairement les matériaux lithiques présents à courtes distances du gisement (moins de 50 km) tandis qu’au Paléolithique récent il est fréquent de trouver des évidences de circulations de géomatériaux sur plusieurs centaines de kilomètres. Nous présentons ici une étude comparative de deux gisements français : l’abri Pataud (Dordogne) pour le Paléolithique supérieur, et le gisement de Baume-Vallée (Haute-Loire) pour le Paléolithique moyen, basée sur une approche combinée de données pétrographique, technologique et économiques que nous nommons approche pétro-techno-économique (PTE). Cette approche intègre les démarches et avancées récentes des disciplines de la pétroarchéologie, et de la techno-typologie au service d’une problématique techno-économique (Geneste, 2010), et permet de mettre en évidence les comportements socio-économiques des populations passées. Nous proposons donc ici de discuter de la gestion des ressources lithiques au Paléolithique moyen en utilisant les mêmes termes, méthodes et questions que pour le Paléolithique récent. Du point de vue méthodologique, l’étude des gisements de l’Abri Pataud et de Baume-Vallée s’est articulée autour d’une double approche. D’une part les déterminations pétroarchéologiques exhaustives à l’échelle macro-mésoscopique (loupe binoculaire à fort grossissement, ×20 à ×150, et macroscope) selon des principes analytiques discutés et enrichis depuis les années 1980 (Masson, 1981 ; Séronie-Vivien et al., 1987 ; Affolter et al., 2008 ; Fernandes, 2012) et l’intégration des principes de chaîne évolutive (Fernandes et Raynal, 2006 ; Fernandes, 2012) permettant une meilleure compréhension et identification des gitologies de collecte potentielles. D’autre part l’étude des comportements techno-économiques (Geneste, 2010) appliqués à chaque matériau suivant une analyse segmentée de la chaîne opératoire suivant quatre étapes principales. Cette double approche permet la mise en évidence de groupes pétro-techno-économiques homogènes, utilisés pour discuter et comparer les comportements socio-économiques. Nous pouvons ainsi envisager les distances d’approvisionnement et les territoires des groupes humains, mais également identifier les variations de gestions sur certains itinéraires au sein de ces territoires, la planification des mobilités et les potentiels réseaux de transferts. Les deux gisements étudiés montrent un espace d’approvisionnement en matière première lithique très large s’étendant sur plusieurs centaines de kilomètres autour du gisement. Si de tels résultats sont communs pour le Paléolithique récent, ils demeurent extrêmement rares pour le Paléolithique moyen. Ils apparaissent notamment en contradiction avec la décroissance quantitative supposée des matériaux, et leur plus forte consommation économique, à mesure que la distance au gite augmente. Pour l’Abri Pataud, six groupes principaux de matières premières se répartissant en quatre groupes PTE de gestion ont été identifiés (tableau 1) : les silex sénoniens du Périgord (groupe PTE 1), les silex du Bergeracois et du Grain de Mil (groupe PTE 2), les silex du Turonien supérieur du Grand-Pressigny (groupe PTE 3) et les silex du Turonien d’Angoulême et du Crétacé de Chalosse (groupe PTE 4). Les interprétations divergent en fonction de l’importance accordée aux réseaux de transferts : si l’on favorise une acquisition directe des matériaux, les données pourraient illustrer un territoire organisé autour d’une mobilité saisonnière à longue distance entre le sud du Bassin parisien et le Périgord. Cette hypothèse peut être mise en relation avec les données issues des études archéozoologiques (Sekhr, 1998 ; Soulier, 2013) qui illustrent une chasse préférentielle au printemps et en été. La Charente constituerait alors un espace pivot, propice à la constitution de stock de matières premières avant un séjour en Périgord, quand les matériaux originaires de Chalosse marqueraient des transferts avec d’autres groupes situés vers les Pyrénées. Si l’on favorise l’hypothèse des acquisitions indirectes, les espaces charentais et périgordiens représenteraient les pôles terminaux d’un territoire social centré autour de la vallée de la Dordogne, et des espaces relais au sein d’un réseau de transfert intégrant des territoires voisins centrés sur le Sud du Bassin parisien et les Pyrénées. Ces hypothèses rejoignent celles déjà formulées antérieurement pour l’Aurignacien récent à burin busqué (Bordes et al., 2005 ; Féblot-Augustins, 2008 et 2009 ; Caux, 2015 ; Caux et Bordes, 2016). Pour Baume-Vallée, 37 groupes de matériaux issus de 15 géotopes principaux ont été identifiés (Vaissié et al., 2017) et se répartissent en quatre groupes PTE de gestion (tableau 2) : silex oligocènes de la vallée de la Borne (groupe PTE 1) ; silex aaléniens du Velay, silcrète de Saint-Pierre-Eynac, silicifications du bassin de Naussac, silcrètes de la
Paléo-Truyère et de Saint-Léger-du-Malzieu, silex du Turonien inférieur de la vallée du Cher et du Turonien supérieur du Grand-Pressigny (groupe PTE 2) ; silcrète de la vallée de la Laussone (La Collange), silex du Mazet-Saint-Voy, silcrète d’Arlanc, silex barrémo-bédoulien de Rochemaure-Cruas, silex oligocènes du bassin des Limagnes et du bassin d’Aurillac (groupe PTE 3) ; silcrète pédogénétique de Madriat et silex sénoniens du Loiret (groupe PTE 4). Que ce soit par l’ampleur des circulations ou l’économie des matériaux représentés sur le site, les données pétro-techno-économiques livrent des résultats qui dénotent de la variabilité des comportements couramment observés au Paléolithique moyen. Loin d’exprimer les stratégies opportunistes couramment décries, on observe une réelle planification et une anticipation des besoins en matière première, à la fois à une échelle régionale et extrarégionale. Si l’hypothèse d’une acquisition directe semble pouvoir être privilégiée en majorité, la présence de matériaux faiblement représentés et dont l’acquisition implique le franchissement de contraintes naturelles majeures pourrait être un argument en faveur de la mise en évidence de réseaux de transferts. Dans ce cas, le territoire des groupes humains de Baume-Vallée s’organiserait suivant des cycles de nomadismes saisonniers à grande échelle entre le sud du Bassin parisien et l’espace vellave. Ce territoire pourrait s’articuler, via des réseaux sociaux structurés, avec d’autres territoires moustériens limitrophes : Bassin aquitain, Bassin parisien, vallée du Rhône et potentiellement vallée de la Loire.