Comment les États gouvernent-ils les migrations forcées lors des moments critiques de leur (trans) formation ? En s’appuyant sur des entretiens et des documents d’archives de la Tunisie entre 1950 et 2020, cet article analyse la manière dont l’État tunisien a géré l’arrivée massive de migrants forcés en provenance des pays voisins à deux moments critiques de sa formation : l’arrivée des Algériens après l’indépendance tunisienne en 1956, dans le contexte de la guerre d’indépendance algérienne, et l’arrivée des Libyens après la révolution tunisienne en 2011 dans le cadre du conflit libyen. Notre analyse montre que l’approche politique vis-à-vis les migrations forcées est directement liée à la transformation de l’État tunisien au niveau national, bilatéral et international : pendant la guerre d’indépendance algérienne, la redéfinition de l’État tunisien postcolonial comme État solidaire avec l’indépendance algérienne et sa défense de la souveraineté nationale au niveau international ont entraîné soutien et ouverture envers les réfugiés algériens, suivis par leur rapatriement. En revanche, l’État tunisien s’est montré réticent à fournir une aide humanitaire et des permis de séjour aux Libyens. En fait, la Tunisie a répondu à l’arrivée massive des Libyens par une politique de « laisser-faire stratégique » – une politique d’absence stratégique de l’État, ce qui était lié au fait que la Tunisie post-révolutionnaire se concentrait sur la démocratisation de ses institutions, la redéfinition de sa position au niveau bilatéral et international et la survie de l’État face à une situation économique et politique fragile.