Poser cette question peut surprendre un lecteur du XXI e siècle qui voit se multiplier les éditions des grandes autobiographies devenues classiques, de Rousseau, de Chateaubriand, tantôt dans des éditions de luxe reliées, tantôt en éditions brochées, et qui voit aussi pulluler des récits de vie dans les éditions les plus accessibles qu'offrent les kiosques des gares ou des aéroports. Et pourtant le cas de Stendhal reste assez troublant. Non seulement par l'originalité de sa conception du « moi » et de son écriture, mais par la forme matérielle qu'il a donnée à sa Vie de Henry Brulard. Les éditeurs successifs, Stryienski, Debraye, Martineau, Royer, Del Litto, même lorsqu'ils signalent cette spécificité du manuscrit, ont renoncé à la conserver, jusqu'au moment où Gérald Rannaud en donna une magnifique édition diplomatique chez Klincksieck, que peu de lecteurs peuvent s'offrir. Passer du manuscrit à l'imprimé -ce qui constitue habituellement une édition critique ordinaire -semblait ne pas convenir à la Vie de Henry Brulard. Pourquoi ? 2 Parce que Stendhal avait déjà donné à son manuscrit la forme d'un livre, renouant ainsi avec une tradition millénaire et à une époque où le livre ne pouvait connaître qu'une diffusion limitée à quelques « happy few ». La Bibliothèque municipale de Grenoble possède ce trésor (sous la cote R. 299, trois registres in-folio) 1 qui pendant longtemps a pu être consulté directement, puis, pour éviter l'usure, a été numérisé. Stendhal avait lui-même fait relier ce manuscrit, avait prévu une page de titre, des illustrations, des divisions en chapitres, tout ce qui caractérise un livre. Or il ne l'a pas fait pour d'autres manuscrits, ainsi pour les Souvenirs d'égotisme, texte pourtant tout autant autobiographique. En faisant relier la Vie de Henry Brulard, il affirme une sorte de complétude qu'il n'attribue pas aux Souvenirs d'égotisme. On peut avancer l'hypothèse que cette première tentative autobiographique a été délaissée sans être achevée, tandis que la Vie de Henry Brulard serait, aux yeux de son auteur, un livre provisoirement définitif. La reliure en serait la preuve.Une autobiographie peut-elle devenir un livre ?