Plusieurs décennies se sont écoulées depuis l'âge d'or de l'histoire des mentalités 1 . On connaît les grands maîtres de ce courant d'études, à commencer par Lucien Febvre, le fondateur avec Marc Bloch de l'École des Annales. Sur ses traces, Philippe Ariès, Alphonse Dupront, Robert Mandrou, Georges Duby, Jacques Le Goff, Michel Vovelle et bien d'autres en ont approfondi la pratique ou la réflexion méthodologique. S'attaquant à des sujets impensables autrefois -les attitudes à l'égard de l'enfance, du temps, de la mort, etc. -, leurs livres ont profondément renouvelé l'historiographie. Ce fut aussi le cas de quelques revues qui ont enrichi la thématique 2 . Entre-temps, celles-ci ont cessé de paraître -l'histoire des mentalités n'est plus à la mode, sa fin ayant été même annoncée 3 . Mais, déjà à la grande époque, ce courant avait inspiré de nouvelles orientations ; de nouveaux sujets de recherches avaient fleuri, notamment l'étude des représentations. Depuis quelque temps, la place est prise par l'histoire des sensibilités, qui dispose même, depuis 2016, d'une revue à elle 4 . Les protagonistes appartiennent à une nouvelle génération d'historiens, d'Alain Corbin et Pascal Ory à Hervé Mazurel qui, tout en reconnaissant leur dette intellectuelle envers l'histoire des mentalités, se sont davantage réunis autour du concept d'histoire des sensibilités. Comment a eu lieu cette évolution ? C'est à travers cette question qu'il serait utile de considérer les continuités et les discontinuités, ainsi que les ressemblances et les différences entre les préoccupations de ces approches, sans en refaire pour autant l'histoire, déjà éclairée par d'autres travaux 5 .Des sensibilités aux mentalités, des mentalités aux sensibilités Revue d'histoire culturelle, 6 | 2023 Le moment fondateur : « La sensibilité et l'histoire » de Lucien Febvre Il est connu que, bien avant que les historiens ne s'y attellent, les profondeurs de l'âme ont été explorées par les spécialistes d'autres domaines, des philosophes, des ethnologues, et, surtout, des psychologues qui, au cours du XIX e siècle et au début du siècle suivant, ont préparé la voie à la révolution psychanalytique opérée par Freud. Dans Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures, publié en 1910, Lucien Lévy-Bruhl évoquait la mentalité prélogique et les fonctions mentales au sein des sociétés primitives. Or, il plaidait en faveur de recherches des mêmes réalités à d'autres époques, persuadé qu'« un type de société défini, qui a ses institutions et ses moeurs propres, aura donc aussi, nécessairement, sa mentalité propre 6 ». Dans une nouvelle édition de 1922, il reconnaissait que son livre aurait dû initialement s'appeler La Mentalité primitive, mais qu'il avait dû y renoncer parce que les expressions « mentalité » et même « primitive » n'étaient pas entrées « dans le langage courant » 7 . Puisque ces termes avaient, depuis, fait leur chemin, il reprenait en 1922 le titre initial. Il s'agissait pourtant du « langage courant » des spécialistes. Certes, dans la société mondaine, do...