Dans le monde de l’irrigation, la région de Marrakech est connue pour l’ancienneté et la complexité de réseaux de canaux de surface, les seguias, alimentés par les oueds du Haut Atlas et de réseaux de galeries drainantes, les khettaras, qui ramènent en surface les eaux de la nappe phréatique. Dans les années 1970, la gestion de ces ouvrages hydrauliques suivait différents modèles : la gestion coutumière, el ‘urf, qui a subi des modifications à la fois du temps du protectorat et après l’indépendance, la gestion publique initiée par le protectorat puis élaborée à partir de barrages et de transferts d’eau réalisés par l’État marocain indépendant et la gestion privée liée aux décisions d’exploitation prises par des investisseurs pour pomper directement dans la nappe. Quarante ans après les travaux du sociologue Paul Pascon sur la société composite du Haouz de Marrakech, nous avons cherché ici dans la même veine à comprendre les évolutions spatiales et historiques de ces modèles de gestion, en particulier dans l’aire d’action de l’Office régional de mise en valeur agricole du Haouz, dont P. Pascon fut l’un des premiers directeurs. L’étude a porté sur trois hydro-systèmes, celui de la Tessaout, du Haouz Central et du N’Fis dont les trajectoires diffèrent. Elle conjugue l’approche géographique précise des réseaux et l’analyse historique grâce aux archives anciennes que l’ORMVAH conserve à Marrakech. En instituant un service hydraulique d’État, le protectorat a figé les droits d’eau anciens pour en définir de nouveaux au profit des colons. Nonobstant, si les khettaras ont disparu par tarissement général du fait de la la surexploitation de la nappe, de nombreuses seguias communautaires continuent de fonctionner en 2018, sauf dans la Tessaout où l’administration marocaine a joué sur la rupture totale avec l’ancienne trame hydraulique et foncière. Le Haouz central dispose d’un outil hydraulique nouveau, le canal de Rocade, dont la gestion par quotas ne permet pas de répondre aux besoins des cultures irriguées. Cela a incité ceux qui en avaient les moyens à multiplier les forages dans une concurrence effrénée. Le N’Fis est l’archétype du maintien de la gestion plurielle du Haouz, où différents réseaux anciens et modernes se superposent pour gérer des eaux régulées publiques et communautaires, des eaux non régulées communautaires et des systèmes d’extraction privés dans la nappe. Nous montrons ici que tous ces réseaux continuent à être interdépendants malgré une absence de conciliation entre les différents acteurs. Cependant, leurs fonctionnements efficaces, justes et durables n’ont pu émerger ni dans la démarche bureaucratique historique, ni dans la course d’accaparement privée en cours aujourd’hui. Construire des communautés d’usagers de l’eau agricole sur la trame géographique des réseaux et prenant en compte leurs singularités historiques est un chantier encore à mener.