Les voix de l'appartenance : interpréter les votes « ethniques » en Bulgarie et en Roumanie par Nadège Ragaru et Antonela Capelle-Pogăcean da ns les représentations médiatiques, ordinaires et parfois même savantes, les votants appartenant à une catégorie dite minoritaire sont souvent inscrits dans un triptyque : ils sont d'abord dépeints comme des électeurs captifs, voués à apporter leurs suffrages aux organisations ethniques s'affichant comme leurs représentants « naturels » ; on leur prête ensuite la vertu d'être aisément mobilisables, eux dont la participation aux scrutins relèverait d'une logique du recensement plus que d'un arbitrage entre offres concurrentes ; enfin, ils seraient les victimes consentantes de monolithes politiques leur interdisant, dans les régions où ils constituent une majorité locale, tout espoir d'alternative ou même d'alternance. En Bulgarie comme en Roumanie, à écouter maints discours publics, l'on en viendrait à croire que, prisonniers d'un temps figé, les territoires à peuplement minoritaire (turc et musulman, dans un cas, hongrois, dans l'autre) auraient troqué le monopole de l'ancien Parti unique contre celui d'un parti ethnique. Certes, l'on ne saurait apporter crédit à des lectures des rapports au politique indifférentes aux conditions sociales de production et d'agrégation des identifications et, plus encore, aux formes variées de leur institutionnalisation et de Document téléchargé depuis www.cairn.info-Institut d'Etudes Politiques de Paris-193.54.67.94-28/10/2014 14h44. © Presses de Sciences Po leur politisation. Mais que sait-on en vérité des logiques des votes minoritaires ? Il est d'usage dans les travaux scientifiques de noter le caractère socialement construit, intermittent et situationnel des définitions de soi 1. Plus rares, toutefois, semblent être les écrits ayant tiré les conséquences, dans leur analyse des partis et des élections, de ces apports. « En faisant de l'ethnicité une "catégorie descriptive du monde social", souligne C. Hamidi, [les études sur le vote "ethnique"] se consacrent essentiellement à la mise en lumière d'une corrélation entre un comportement politique donné et une appartenance ethnique, sans chercher à comprendre par quels processus elle opère 2. » Ces dernières années, c'est notamment depuis les terrains latino-américains que de nouvelles pistes de réflexion ont été ouvertes 3. L'étude de formations issues de mouvements « indigénistes » a amené à envisager les partis ethniques non comme la résultante d'une évidente convergence entre des élites ethniques, une base sociale ethnique et des demandes ethnoculturelles et ethnoreligieuses, mais comme des entreprises interrogeant perpétuellement, autant qu'elles cherchent à les construire, les frontières des groupes dont elles revendiquent la représentation. K. Chandra et S. Wilkinson, quant à eux, ont posé les jalons d'une saisie plus fine des modalités d'activation politique des identités 4. Revenir sur les votes des Turcs et des musulmans de Bulgarie (souvent vus comme des « électeurs naturels » du ...