Ce texte propose de repenser l’intégration du bruit en musique, un phénomène trop souvent confiné aux seuls xxe et xxie siècles, à partir des réflexions de Jacques Rancière sur ce qu’il nomme le « régime esthétique » : révolution dans les manières de penser et de sentir qui, propulsée par le romantisme et toujours en cours, dérègle les conceptions de la société et de l’art héritées de la Grèce antique. En matière de création et d’appréciation des oeuvres, l’ère nouvelle se caractérise par un recul de l’idéal classique de l’éloquence, de la forme animée par un contenu à transmettre, au profit du modèle de la « parole muette », de la signification qui échappe au contrôle du maître. Cette dernière, explique Rancière, peut être pensée de deux façons. Comme immanence du logos dans le pathos, elle est le pouvoir expressif des choses muettes elles-mêmes : la signification ou la poésie secrètes des détails sans importance, offertes à qui sait regarder. Comme immanence du pathos dans le logos, à l’inverse, elle est la part de non-sens qui se cache derrière le discours le plus rigoureusement articulé comme dans toute autre construction rationnelle : puissance obscure à laquelle les artistes métaphysiciens ou psychanalystes tentent, tant bien que mal, de donner corps. Si la parole muette et ses deux formes contradictoires peuvent déloger l’éloquence comme principe de la création, c’est parce que le régime esthétique est tout déployé autour de l’idée de l’égalité des contraires : du noble et du vulgaire, de l’actif et du passif, du conscient et de l’inconscient etc. En prenant appui sur ces réflexions, donc, ce texte propose de retracer quelques-uns des discours et des pratiques qui, du romantisme à aujourd’hui, brouillent les frontières entre le sens et le non-sens, l’art et le non-art, la musique et le bruit.