« T'es noire, pauvre, moche, et en plus t'es une femme ». La protagoniste du roman d'Alice Walker (1999) à qui ces mots sont adressés, saura bien s'affranchir de la domination à laquelle ces marquages sociaux semblent la destiner. Une anthropologie non hégémonique questionne la manière dont des entités individuelles ou collectives, assignées à une position de subordination, et épinglées à une altérité légitimée par des inégalités sociales, économiques ou par une prétendue différence physique, identitaire ou culturelle, se saisissent de ces catégories pour les remettre en question, s'affirmer, se construire et retourner des positions de vulnérabilité en force. Ces retournements ne sont pas uniquement de l'ordre de la ruse ou des contre-pouvoirs de ceux qui campent dans la liminalité : elles impliquent des négociations, des actions, des jeux de rôles, des résistances qui font du pouvoir, un champ multiforme et mobile de relations stratégiques entre des individus et des groupes (Foucault 1984). Il s'agit alors d'analyser des rapports complexes et instables entre agentivité et gouvernementalité et les liens multiples qui se nouent entre puissance d'action individuelle, interactions sociales, institutions, savoirs et socio-histoires. Cette posture interroge la tension entre la vulnérabilité existentielle et l'organisation politique et sociale des vulnérabilités en tant qu’art du gouvernement de soi et d'autrui. Son ambition est de relever le défi lancé par Fassin, d'étudier les effets d'influence réciproque entre la « condition comme 'opération d'objectivation' par laquelle les structures et les normes sociales se traduisent dans la vie quotidienne […] dans la manière d'être vis-à-vis de soi, des autres et du monde, et l'expérience, comme 'opération de subjectivation' par laquelle les gens donnent forme et sens à ce qu'ils vivent » (Fassin 2005 : 332).
La vision du pouvoir comme dispositif permettant à la fois l'émergence des subjectivités et leur contrôle, voire leur négation par réification, se trouve également au cœur du débat contemporain sur la reconnaissance et la visibilité sociale. Les luttes pour la reconnaissance semblent avoir, dans le monde contemporain, une étendue et une légitimité inédite. La reconnaissance semble devenir le langage à travers lequel s’expriment les luttes sociales aujourd’hui. Ce concept, venant de la philosophie politique et sociale, pour essaimer ensuite dans la sociologie et, plus tardivement, l’anthropologie, a été même envisagé comme une notion clé et un objet non reconnus, mais fondateurs des sciences sociales contemporaines (Caillé 2007 ; pour une analyse de la mobilisation et des usages du concept de « reconnaissance » dans les sciences sociales de 1993 à 2013, voir Bigi 2014).
Une anthropologie qui se veut décentrée et engagée n’est pas étrangère aux postulats qui fondent le concept de reconnaissance : la prise en compte du statut relationnel et non plus substantiel du sujet, sa vulnérabilité constitutive, l'importance de la confirmation intersubjective de capacités et de qualités morales, la réciprocité comme manière d'arracher l'individu à une symétrie déniée, sa dimension performative (Honneth 2002, 2006; Ferrarese 2007). Cette anthropologie dialogique ambitionne à analyser autant les formes de relégation au silence, au mépris et à la disqualification, que les manières qu'ont les sujets -individuels et collectifs- de s'arracher à l'invisibilité et à l'humiliation (Battegay et Payet 2008). Cette anthropologie interroge également les contextes institutionnels et socio-juridiques, et ces espaces publics où prennent forme, s'expriment et se donnent à voir des besoins, des langages, des mediums, des collectifs nouveaux. Ces luttes questionnent enfin la co-construction de soi et de l'autre dans des processus de visibilité mutuelle : il en est ainsi, par exemple, de la minorité qui demande et de l'État qui reconnaît.
Toutefois, une anthropologie non hégémonique est également appelée à débusquer les embûches d'une demande de reconnaissance qui risque de produire ou de reproduire des catégories sociales que fondent la réification, l'altérité ou l'asymétrie. « Je ne veux pas être la victime de la Ruse d'un monde noir », écrivait Frantz Fanon (1952: 186). Il en est ainsi de ces demandes de revendication et de défense identitaire qui, loin de défaire des identités, en montrant le caractère construit d'éléments tels que le genre, l'ethnie, la « race » ou l'orientation sexuelle, risquent de figer et de contraindre « les sujets mêmes [qu’elles] espèrent représenter ou libérer » (Butler 2005: 148). Ce modèle identitaire, dont le caractère illusoire et réifiant a été soulevé à plusieurs reprises (Clifford 1988; Bayart 1996; Fraser 2005), échoue dans sa demande de reconnaissance: il dissimule les asymétries et les compétitions sein du groupe, il occulte les formes de déplacement du pouvoir, il engendre des concurrences victimaires et renforce d'autres formes, moins visibles, d'assujettissement.