Au Maroc, de nombreux signes témoignent de la possibilité de flirter dans l’espace public. Les pratiques de séductions hétérosexuelles au Maroc ne vont pourtant pas de soi dans un pays les corps, a fortiori ceux des femmes, font l’objet d’un fort contrôle politique et social. Notre article entend rompre avec les discours dominants et les visions ethnocentriques, au Maroc comme en France, qui considèrent les sexualités au Maroc uniquement par le prisme du religieux et de la passivité des femmes. Cet article traite spécifiquement des enjeux de pouvoir et des corps dans l’espace public : de ce qu’il est possible de faire et de ce qui ne l’est pas. Notre analyse se focalise sur les couples hétérosexuels marocains non mariés à partir d’enquêtes de type exploratoires (observations non participantes dans des lieux sélectionnés durant plusieurs journées consécutives et une quinzaine d’entretiens semi-directifs avec des couples) menées en avril 2016 à Rabat, la capitale administrative du pays. Selon les résultats de notre enquête qualitative, les manières de flirter avant le mariage, potentiellement répréhensibles au regard de la société, sont assez homogènes. L’article montre que les jeunes femmes et les jeunes hommes innovent en termes de stratégies pour vivre leurs expressions de l’intime au travers de ce que nous avons nommé « bulles géographiques », identifiées au préalable et qui constituent des lieux qui à la fois protègent des regards indiscrets et réprobateurs et permettent une intimité. Les couples, et plus encore les femmes dans les couples, portent ainsi une attention cruciale aux choix des lieux de leurs rencontres amoureuses : il s’agit de ne pas être vu, tout en demeurant en sécurité pour flirter. L’article s’organise en deux parties. La première présente le cadre juridique et moral contraignant de la sexualité au Maroc, tout en mettant en lumière une récente dynamique de transition sociale et sexuelle. Cette transition est éminemment liée à la publicisation des questions de libertés individuelles et sexuelles, dont l’émergence a permis de mettre en débat la sexualité des Marocaines et des Marocains, en participant à la normaliser et à la rendre licite que celle-ci s’exprime dans le cadre du mariage ou en dehors. La seconde partie porte plus spécifiquement sur deux lieux de l’enquête. Le café le Printemps constitue une « bulle géographique » en plein centre-ville de Rabat, dans le quartier Hassan : il offre un espace privé ouvert au public où les jeunes couples sont très présents, beaucoup plus qu’ailleurs dans ce quartier de la ville, et autorise le flirt. Les corniches et les plages sont aussi des lieux où les jeunes couples peuvent se retrouver, à l’abri des regards indiscrets, comme le montrent les photographies qui illustrent l’article. Les couples se comportent tels des « équipes », ainsi que le formule Erving Goffman (1973), opérant conjointement un strict contrôle de leurs gestes, de leurs représentations, des distances corporelles et enfin des regards venant de l’extérieur. Complicité dans le couple donc, mais également entre les couples dans un même lieu. Ces précautions sous-tendent l’existence de ces « bulles géographiques » et du flirt en leur sein, à distance du contrôle des autorités : la pratique intime et individuelle se révèle donc également une pratique collective et pensée au regard du groupe. Les « bulles géographiques » permettent ainsi de préserver la respectabilité des jeunes femmes (surtout) au sein des familles et d’éviter les mécanismes d’exclusion et de marginalisation. Elles témoignent en définitive de pratiques territorialisées qui contribuent, même modestement, à remettre en cause les comportements hétéronormés dominants. Les couples rencontrés lors de l’enquête, du fait de leur simple présence dans l’espace public, participent à la déconstruction des comportements institutionnels de genre et donc à un processus localisé de la mixité femmes-hommes.