Cadre d'acier ou cadre de bambou ? Face aux profonds bouleversements générés par l'extrême volatilité politique et les changements d'orientation économique du début des années quatre-vingt-dix, la bureaucratie indienne, survivance d'un ordre suranné, connaît aujourd'hui une crise existentielle. Elle a pourtant surmonté bien des épreuves. Ainsi, contrairement à ce qui se produisit dans d'autres pays en voie de développement, ce legs par excellence de l'époque coloniale sortit indemne de la décolonisation. En 1947, à l'indépendance, les nationalistes indiens, jugeant son association trop marquée avec la puissance coloniale, s'étaient battus pour sa suppression. L'un des partisans de son maintien, Sardar Vallabhai Patel, vantant les mérites d'une structure qu'il qualifia de « cadre d'acier » du système institutionnel, assura la préservation d'un appareil qui avait prouvé son efficacité pendant près d'un siècle 1. Le « cadre d'acier » se montra à la hauteur de ses espérances bien que deux grandes phases se distinguent nettement dans les premières décennies de l'Inde indépendante. De 1950 au milieu des années soixante, sous le régime de Jawaharlal Nehru, la tradition coloniale britannique du Civil Service fut largement préservée, ce que Nehru reconnaissait lui-même au début des années soixante comme l'un de ses principaux échecs 2. Mais ce qui pouvait être perçu comme une faiblesse fut sans doute aussi sa force : l'administration indienne s'érigea dans les années cinquante en pilier de l'État providence et du socialisme nehruvien. Dans un système d'économie mixte avec un puissant contrôle de l'État, la bureaucratie se révéla un agent central du développement économique. Son rôle tant dans la formulation des politiques que dans leur mise en oeuvre lui assura une réelle légitimité des années cinquante jusqu'au milieu des années quatre-vingt. Mais aujourd'hui, les règles du jeu politique et économique sont profondément bouleversées. L'Inde rompant avec un système autarcique de près de quatre Autrepart (20), 2001 : 161-175 * Politologue, chercheur au Centre de sciences humaines de New Delhi (Inde). 1 À l'époque de la Compagnie des Indes orientales, seuls les Britanniques étaient investis des fonctions administratives. En 1854, était créé l'Indian Civil Service, fidèle reproduction de son modèle britannique. Face à l'expansion de leur empire, les Anglais choisirent de constituer une classe d'intermédiaires, « Indiens de sang, mais Anglais dans leurs goûts, leur opinion, leur morale, leur intellect ». Ainsi, une nouvelle classe, celle des « babus », vit le jour.