Souvent renvoyé du côté de l’évolutionnisme et parfois accusé d’entretenir la domination néocoloniale, le champ des études sur la modernité et les processus de modernisation a été progressivement discrédité dans les sciences sociales ces quarante dernières années. Depuis quelque temps, un certain nombre d’historiens et de sociologues ont cependant entrepris de le réinvestir sur de nouvelles bases. Renvoyant dos à dos les postures misérabiliste et populiste dans l’étau desquelles la question de la modernité est restée trop longtemps bloquée, leurs travaux esquissent un programme de recherche dont cet article tente de dégager la cohérence et les lignes de force. On montre que ce programme conduit à proposer une définition proprement méthodologique de la modernité – en tant que présent de l’humanité – et à imposer aux chercheurs quatre déplacements majeurs : le refus du stato-centrisme ; une attention portée aux fondements pratiques des différentes conceptions de la « modernité » ; l’adhésion au principe de contemporanéité ; enfin, l’ancrage de l’ambition généralisatrice des sciences sociales dans la recherche d’analogies processuelles.
Il existe aujourd’hui deux usages différents du terme « modernité » et de ses variantes. Le premier usage repose sur une conception que l’on pourrait appeler « historique » ; il s’agit en quelque sorte d’un synonyme de « ce qui a lieu de nos jours ». Le second usage, en revanche, repose sur une conception que l’on pourrait appeler « typologique » : objet d’une opération de typification, « modernité » désigne dans ce deuxième sens un ensemble de traits caractéristiques – « idéal-typiques » – qui ne se trouvent pas dans toutes les sociétés. C’est à l’opération de typification de la modernité que cet article est consacré. À partir d’une étude des mandarins chinois de la fin du XIX e et du début du XX e siècle, et en particulier de ce que l’on pourrait considérer comme l’un des réseaux chinois de la « nébuleuse réformatrice » de la Belle Époque, il s’agira de décrire la genèse de cette opération typologique dans le monde sinophone. Notre attention se portera d’abord sur un cas à plus d’un titre exemplaire : celui de la réforme des institutions scolaires et du recrutement de fonctionnaires intervenue entre 1898 et 1911 – la dernière décennie de l’empire en Chine. L’ambition est ici de décrire la relation entre les différents projets de réforme en lice et les perceptions de la « modernité » que ces projets expriment. Si la divergence entre ces projets se traduit d’abord par un clivage entre un idéal « méritocratique » et un idéal « égalitaire », elle se redouble dans l’opposition entre une conception « typologique » et une conception « historique » de la modernité. Dans un deuxième temps, il s’agira d’examiner de plus près la trajectoire d’un des acteurs à l’origine de ces réformes, Kang Youwei (1858-1927), l’une des figures principales du mandarinat nationaliste. On verra comment ce dernier en est venu dans ses projets de réforme de la monarchie impériale à opérer une « typification » de la modernité, en s’opposant en cela aux conceptions historiques de la modernité d’une partie de ses adversaires. Dans un dernier temps, on essaiera de saisir les dimensions mandarinales, et donc en principe « traditionnelles », qui rendent possible une telle opération typologique. Plus précisément, il s’agira d’explorer la façon dont une partie du mandarinat nationaliste a tenté de faire tenir ensemble des schèmes intellectuels « modernes » et « prémodernes » – en particulier des conceptions linéaires et cycliques – et comment de telles « opérations typologiques » reposent sur des façons très anciennes de décrire le temps historique.
Many scholars claim that the world has had many ‘renaissances’ in its long history: they advocate what we could call the ‘multiple renaissances’ thesis. In this article, I will focus on the history of this idea. Where and when did the ‘multiple renaissances’ thesis emerge? What intellectual exchanges and historical conditions made it possible? To answer these questions, I will first draw up a short genealogy of the idea that the European/Italian Renaissance is a ‘culture’ or a ‘social type’; then, I will show that such typological use of the renaissance made it possible to apply this concept to different historical and social configurations, not only within, but also outside Europe; finally, through an analysis of the relation between Arnold Toynbee and Hu Shi, I will show that the uses of the renaissance category in the non-European world, especially in East Asia, contributed to shaping the ‘multiple renaissances’ thesis and, through it, to redefining the perception of the renaissance in Europe proper.
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