L'ivoirité, ou les dérives d'un discours identitaire Entretien avec Sidiki Kaba propos recueillis par Soeuf Elbadawi publié le 24/10/2003 Dans une correspondance adressée le 17 décembre 2000 aux lecteurs d'Africultures, Tanella Boni 1 résumait la situation en ces quelques mots : « Les hommes politiques veulent être les représentants de ce peuple qui, en Côte d'Ivoire, est en train de devenir une chimère. D'abord parce que ce peuple ne s'exprime plus au singulier. Ce peuple n'est plus un seul peuple. Il est divisé du point de vue des rêves, des émotions, des passions, des désirs. Le peuple divisé ne regarde plus dans la même direction. Bien au contraire, il s'entre-déchire. Pendant ce temps, les hommes politiques se donnent "l'accolade du bélier" comme s'ils se caressaient les tempes sur fond de traîtrise et de calomnies ». Elle, comme d'autres ne faisaient alors que nommer cet « innommable » qui les gagnait au quotidien. Personne ne sait quand une société bascule du discours identitaire à la barbarie. Au Rwanda, le conflit hutu/tutsi a fini par un génocide. En ex-Yougoslavie, les Serbes et les Croates ont connu la tragédie de la purification ethnique. Les mots aboutissent parfois au bain de sang. On sait comment ça commence. On ne sait jamais jusqu'où ça peut aller. Ce qui autorise certains à vite pointer les dérives possibles, dès lors qu'un conflit identitaire prend des proportions inattendues. Avec près de 30 % de sa population considérée comme étrangère, la Côte d'Ivoire a vu se multiplier les dérives identitaires sur son sol dès la mort de Félix Houphouët Boigny. Sous prétexte de mieux gérer les grands équilibres nationaux, certains hommes politiques, dont Henri Konan Bédié ont avancé la notion d'ivoirité. À sa suite, une élite dirigeante aux dents longues a commencé à disserter sur l'intérêt de défendre les ivoiriens de « souche ». La peur d'un scrutin pluraliste les animait en réalité. Et il ne leur fallut pas longtemps pour transformer le pays en « poudrière ». Constitution, code électoral, code de la nationalité… les « puristes » de l'ivoirité n'ont reculé devant rien pour asseoir leur discours au sein de l'opinion ivoirienne, voire internationale. En s'appuyant principalement sur un contexte de crise économique survenu dans les années 1980. C'est ainsi que le terme d'ivoirité, qui existe depuis bien plus longtemps qu'on ne le pense, est devenu peu à peu synonyme d'incitation à la haine et au meurtre. Certains observateurs affirment qu'au départ le terme incarnait un concept culturel positif. Il semblerait même que le président Senghor l'ait utilisé dans les années 1970, lors d'une visite effectuée auprès de son homologue, le président Houphouët Boigny, pour louer le miracle ivoirien, à savoir le brassage, en Côte d'Ivoire, d'éléments issus de toutes les populations de la sous-région, contribuant à créer sur place une situation de melting-pot, sur laquelle bien des sociétés du continent auraient dû prendre exemple. Situation qui contribuait énormément au rayonnement économique du pays en termes de produc...