A propos d'un certain jargon de l'authenticité musicalepar Esteban Buch (CRAL/EHESS)
De l'authenticité à l'authentificationLe jargon de l'authenticité de Theodor W. Adorno, paru en allemand en 1964, moque l'ontologie existentiale de Martin Heidegger et sa prétention d'avoir accès à l'« homme profond » tout en ignorant les déterminations objectives que fait peser sur les êtres humains la société administrée. « "Authentique" veut dire : il appartient au coeur de l'affaire que l'homme tout entier parle » (Adorno, 1989 : 45). La critique porte sur l'influence de Heidegger et d'autres penseurs tels que Jaspers dans l'Allemagne de l'après-guerre, tout en étant proche des objections soulevées à l'encontre de Sartre dans Dialectique négative : « La représentation d'une liberté absolue de décision est aussi illusoire que celle du moi absolu qui engendre le monde à partir de lui » (Adorno, 2001 : p. 57). Mais au-delà de la querelle philosophique avec les existentialistes, Adorno dénonce une circulation massive et diffuse du terme Eigentlichkeit qui, bien au-delà du cercle des philosophes professionnels, allie et confond le concept philosophique et le lieu commun, l'analyse et l'évaluation. Or cette trajectoire sociale du signifiant, qui selon lui vient en secours de ce que le sous-titre du livre appelle, en référence à Marx, « l'idéologie allemande », est d'autant plus proliférante que, pourrait-on ajouter, les termes français authenticité ou anglais authenticity recouvrent non seulement le mot allemand Eigentlichkeit, terme-clé de Sein und Zeit (Heidegger, 1986), mais encore Echtheit et surtout Authentizität, utilisé par Adorno lui-même (1995) pour parler d'un art authentique car pourvu d'un « contenu de vérité ». La notion de jargon, plus restreinte que celle d'idéologie car concernant surtout les élites et reposant sur un petit nombre de termes fétichisés -« existentiel, "par décision", mission, appel, rencontre, dialogue véritable,