Une nuit alors que j'assistais à un mariage à Niamey, la capitale du Niger, je vis le jeune marié trembler à l'écoute de sa généalogie énoncée par un griot généalogiste et historien, qu'on appelle là-bas un jasare. On m'expliqua que c'était là un effet naturel du discours. J'ai voulu alors comprendre pourquoi ces mots le faisaient réagir de la sorte. Cette anecdote constitue le point de départ de ma recherche sur les jasare songhay-zarma du Niger. Si c'est de cette manière que j'introduisais ma thèse de doctorat publiée en 2005, cet article ne s'en veut pas pour autant la répétition. Bien sûr, ce que j'y écrirai recoupera des éléments que j'aborde dans d'autres publications. Mais j'aimerais insister particulièrement ici sur la notion de mémoire, avec ce qu'elle implique : construction d'une « mémoire partagée », voire « conflit autour de la mémoire ». Car les griots généalogistes, s'ils se présentent comme les maîtres de la parole, se définissent également comme ceux de la mémoire… Or, la mémoire « collective » occupe une place centrale dans les sociétés humaines, parce qu'« elle est au principe de toute transmission, elle est au fondement de la culture » comme l'écrit Joël Candau (2005, 2) ; il précise que « dans la perspective [de l'anthropologue], la seule question qui vaille est de savoir si des souvenirs peuvent réellement être communs à un ensemble d'individus et, s'ils le sont, pourquoi et comment » (ibid., 3). Je présenterai ici comment la société songhay-zarma du Niger construit des représentations du passé partagées ou, du moins, supposées partagées. Ma démonstration s'appuie sur des observations personnelles, des commentaires d'informateurs (griots ou non) et sur leurs interprétations qui peuvent converger, mais qui parfois se contredisent. La construction d'une mémoire partagée Cahiers de littérature orale, 69 | 2011 1 Une recherche consacrée à la littérature orale Depuis 1994, je mène une recherche sur les littératures orales songhay-zarma du Niger, notamment celle des griots généalogistes et historiens. Arrêtons-nous un instant sur le concept de « littérature orale ». Au début de mes recherches, j'employais l'expression de traditions orales, comprise « comme la transmission d'une identité culturelle durable sous une forme orale » (Bornand, 2005, 139), car le terme « littérature » me paraissait trop lié à l'idée d'écriture. Mais cet inconvénient pouvait être évité comme le montre Jean Derive : Ce qui distingue le concept de « littérature orale » de celui de « littérature », tel qu'on l'entend dans les sociétés de l'écriture, n'est pas seulement une question de canal (la littérature orale n'est pas l'équivalent parlé de la littérature écrite), mais aussi une question de relation un peu différente au langage et à la communication qui a ses implications culturelles propres.