Ce furent une discussion et une lecture qui déclenchèrent une recherche, puis fournirent la matière du présent essai ; ou plutôt la relecture des traces d'une discussion 1 et la lecture d'un commentaire de La tâche du traducteur de Walter Benjamin. Comme souvent en philosophie, c'est l'étonnement qui met en mouvement. Catherine Chalier, dans des remarques tournant autour des rapports entre philosophie et pensée juive, indiquait que, pour « la tradition juive », « tout ce qui est dit en hébreu peut être traduit en grec », et ajoutait « sauf la persécution ». Étonnement : pourquoi ne pourrait-on ou ne devrait-on pas traduire la persécution ? La Bible ne résonne-t-elle pas des cris, des protestations, des lamentations des innocents persécutés, de leur défense ? Pourquoi cet ajout ou plutôt cette restriction ? Elle se rapportait aux « discussions soulevées, dans le Talmud, par la traduction du livre d'Esther », appelé Meguila par la tradition juive, et aux commentaires d'Emmanuel Lévinas sur la question. Cette remarque permet d'ores et déjà de caractériser le sens de cet essai ; si on prend philosophiquement en compte ces considérations talmudiques, cette restriction singulière concernant la traduction peut avoir un sens universel : on ne peut, on ne doit traduire la persécution ; à tout le moins, la longue expérience juive de la persécution doit nous porter à écouter cette restriction, à en mesurer la portée.2 La portée peut en être très courte en deux sens : un sens antijuif qui verra dans cette restriction la preuve du particularisme juif, de la volonté séculaire des Juifs de se séparer des « autres » en allant jusqu'à définir une souffrance uniquement juive, voire de cacher leurs propres persécutions ; un sens halakhique, c'est-à-dire concernant « la conduite qui découle de la loi religieuse juive » 2 , qui définit ce qui est autorisé ou interdit en matière de traduction des textes bibliques. Pourquoi conférer en effet un sens universel à des discussions rabbiniques qui ne sont pas théoriques et partent de textes révélés ? Ne sollicite-t-on pas les textes en interprétant des problèmes halakhiques comme porteurs de dimensions universelles, philosophiques ? Très nettement, dans ses lectures talmudiques, Emmanuel Lévinas n'hésitait pas à produire une telle interprétation :