La censure est une pratique égyptienne suffisamment notable pour être étudiée en soi. Toutefois, cette étude présente de nombreux écueils dont le moindre n'est pas la dénonciation libérale des activités liberticides des hommes de religion (rigâl al-dîn). Je ne doute pas qu'ils fassent tous les efforts nécessaires en ce sens ; je doute, en revanche, que l'étude de la censure puisse se satisfaire du repérage des groupes sociaux et des institutions engagées dans des « entreprises morales » (Becker, 1985). En effet, ceci ne nous permet guère de comprendre ce qui fait que la censure paraisse normale aux acteurs, puisqu'il est très rare -en Égypte comme ailleurs -qu'elle soit radicalement mise en cause, y compris chez les « libéraux » 1 . Bien souvent les débats portent sur les objets, les cas d'espèce et, rarement, sur la justification de la censure en générale (sauf en ce qui concerne, peut-être, la censure politique). C'est que celle-ci paraît moins l'émanation d'une volonté autoritaire que l'expression du « sens commun ». De ce point de vue, il peut paraître intéressant, dans le cas égyptien, d'interroger la validation religieuse de la censure des moeurs et des idées sur les moeurs. Représente-t-elle vraiment l'application d'interdits divins ou ressortit-elle d'un autre système d'ordre ? De manière plus provocante, la question peut aussi être posée de la manière suivante : si l'on parvenait à priver les hommes de religion de leur influence modifierait-on du même coup l'attitude des gens vis-à-vis de ce qu'il est convenable de publier ? 2 C'est dans cette perspective que je m'intéresse à la place de l'islam dans l'organisation de la censure. Je vais en discuter, ici, en proposant un cadre conceptuel permettant d'en rendre compte. Ce cadre conceptuel ménage une place particulière au « sens commun » conçu, non comme un contenu -ce qui pourrait être, par exemple, la culture commune des Égyptiens ou le sens commun comme culture, pour reprendre une expression de Geertz -, mais comme une procédure. Le sens commun, c'est ce qui paraît normal aux gens, quel que soit l'objet en question. C'est, si l'on préfère, l'acquisition d'un statut de vérité et non la sélection d'un ensemble de vérité. J'en traite longuement tout au long de