Les trois dimensions de l'expertise d'État saisies par une ethnographie des économistes de la banque de France« La sociologie écrite par des chercheurs émancipés de leur milieu est différente de celle qu'écrivent -ou qu'incarnent -ceux qui lui sont hostiles. L'émancipation est un équilibre subtil entre détachement et implication. » (Hughes 1996: 126) accessible à ce type d'enquêtes car appartenant à un secteur très régalien de l'État, celui des banques centrales, qui définissent et mettent en oeuvre la politique monétaire, attribut de la souveraineté nationale. Probablement pour cette raison, ce secteur n'a jusqu'à présent fait l'objet d'approches sociologiques qu'extérieures, comme celles consistant à repositionner dans l'espace social et dans le champ économique les membres des organes dirigeants de ces institutions, montrant ainsi que leur « neutralité » n'était pas moins socialement située que celle de n'importe quel acteur (Lebaron 1997, Lebaron 2006). Ces approches illustrent l'idée fondamentale selon laquelle l'expertise tire sa légitimité du corpus savant auquel elle se rattache, ce qui lui permet de présenter des jugements contingents comme l'application de principes reconnus comme neutres, universels, apolitiques (Trépos 1996). Ces études n'ont cependant pas permis de voir comment se construisait la neutralité de l'expertise dans le travail quotidien des intéressés ; en outre, elles ne se sont intéressées qu'aux dirigeants, laissant ainsi de côté les « petits bureaucrates » qui produisent pourtant quantitativement la plus grosse part du travail d'expertise des banques centrales et qui possèdent une capacité d'influence sur celle-ci, à l'image d'autres agents publics dont la subordination ne signifie pas l'absence de marges de manoeuvre (Lipsky 1980, Dubois 2003 [1999]). C'est précisément l'objet de ce texte : étudier comment se construit au fil des jours une expertise d'État, qui puisse être interprétée comme une application directe et neutre des principes de la science économique, alors même que la surdétermination politique de la matière abordée favorise ses appropriations partisanes. Je montre que cette construction, principale activité des cadres économistes de la banque de France (BDF) ici étudiés, se décompose en trois processus : dépolitisation d'une matière politiquement très sensible 1 , bureaucratisation d'une matière scientifique (au sens où le travail des économistes est fortement cadré par l'institution), enfin légitimation par la science du produit de ce travail bureaucratique. Les « cadres de l'expertise publique » choisis comme titre de ce texte doivent donc s'entendre dans un double sens. Il s'agit d'abord des cadres, économistes de la BDF, qui possèdent une certaine capacité d'expertise économique, qu'ils mobilisent dans leur travail et qui constitue pour eux une ressource leur autorisant certaines marges de manoeuvre. Il s'agit ensuite des limites imposées à l'exercice par l'institution, qui cadre leur travail dans un certain sens, et qui permet ainsi à ces trois processus d'avoir lie...