La marche est le lieu d'une éthique élémentaire à hauteur d'homme. Des hommes et des femmes se croisent et sont d'emblée dans une reconnaissance essentielle les uns des autres, ils se saluent, échangent un sourire, une remarque, des informations sur le sentier ou leur destination, ils répondent aux renseignements demandés par ceux qui se sont égarés. La marche est un univers de réciprocité. L'auberge, le café prolongent parfois la rencontre esquissée quelques heures plus tôt … Le marcheur est un homme ou une femme du passage, de l'entre-deux, il va d'un lieu à l'autre, à la fois dehors et dedans, étranger et familier. Il ne prend pas les chemins communs où passent les voitures, mais les voies de traverse, les sentiers, les lieux voués à la gratuité, ceux qu'aucune fonctionnalité ne légitime. (…) Pour que se déploie à l'infini la connaissance du monde, il faut les chemins ou les sentiers, mémoire incisée à même la terre, trace dans les nervures du sol des innombrables marcheurs ayant hanté les lieux au cours du temps, une sorte de solidarité des hommes nouée dans le paysage. Le chemin relie la file infinie des générations. Un marcheur emprunte toujours les pas de ses innombrables prédécesseurs. Parfois il faut chercher les empreintes laissées par les derniers passants alors que l'herbe et les branches ont déjà recouvert l'espace, il faut participer soi-même au travail d'impression du sol pour indiquer la voie au suivant. Les sentiers ne sont pas toujours bien balisés ou reconnaissables. Les parcours se font parfois au jugé si l'épaisseur de la végétation ne l'interdit pas. Le chemin est une forme de communication non seulement dans l'espace mais aussi dans le temps. L'infinitésimale signature de chaque passant est là, indiscernable. Car telle est l'humilité du chemin mille fois parcouru d'inscrire la trace tout en la dissimulant au regard. (…)Comme tout homme, le marcheur ne se suffit pas à lui-même, il cherche sur les sentiers ce qui lui manque, mais ce que lui manque est ce qui fait sa ferveur. Il espère à chaque instant trouver ce qui alimente sa quête. Nous avons toujours le sentiment qu'au bout du chemin quelque chose nous attend, qui n'était destiné qu'à nous. Une révélation est non loin de là, à quelques heures de marche, au-delà des collines ou de la forêt. Et le flou du paysage alimente encore la conviction qu'un secret est dans l'imminence de venir à jour. Nous empruntons certaines routes dans le désir qu'elles creusent dans la mémoire une incise lumineuse. Tout chemin est d'abord enfoui en soi avant de se décliner sous les pas, il mène à soi avant de mener à une destination particulière. Et parfois il ouvre enfin la porte étroite qui aboutit à la transformation heureuse de soi.